Ivo Tartalja


            Selon les indications dont nous disposons, un nombre infime d’exemplaires du quotidien belgradois d’avant-guerre La Pravda du 18 mai 1936 a été conservé. Quant aux autres exemplaires dudit numéro (un tirage important d’exemplaires du quotidien du matin, ainsi que celui du soir), ils ont subi le sort que l’on réserve d’ordinaire au papier journal. Des collections de journaux conservés avec un soin tout particulier ont disparu dans les cendres de la Bibliothèque nationale en 1941, ainsi qu’au cours des dévastations de la guerre et de l’après-guerre, qui ont suivi. Néanmoins, un seul exemplaire aura suffi pour que l’on soit en mesure à présent – moyennant l’autorisation indispensable de la direction de la Bibliothèque pour le retrait des valeurs rarissimes du trésor – d’en examiner le contenu et de le copier. Et il mérite bien une copie.

          À la page 12 figure un essai publié dans la rubrique «Les écrivains et les livres» avec pour titre «La Résurrection du livre» et un gros sous-titre «Qu’est-ce que la grande littérature?». Une inscription figure sous le titre : «Pour La Pravda, rédigé par Paul Valéry». Le nom du traducteur n’est pas précisé. La rédaction du journal se porte donc garante de la traduction. Au sein de la rédaction, parmi les poètes qui exerçaient un ascendant plus directe sur l’orientation de la rubrique «Les écrivains et les livres», figuraient Desimir Blagojević et Rade Drainac, ainsi que le magicien du mot en plusieurs domaines littéraires, le très connu homme de lettres, Milan Djoković.

La question de la motivation

          Quel avait pu être le motif du célèbre poète français pour prendre la plume et rédiger un essai littéraire pour le journal La Pravda? Avant de prendre cette décision et faire ce geste si peu commun, l’auteur a dû être convié par la rédaction du journal à collaborer, si ce n’est par courrier, il est probable que ce soit par le biais d’une invitation personnelle de la part de Miloje Sokić, qui avait coutume de se rendre souvent à Paris. Donnant suite à l’appel du rédacteur en chef, l’auteur des Regards sur le monde actuel devait disposer de quelques notions préalables au sujet de Belgrade et éprouver le sentiment d’être peu ou prou sur la même «longueur d’ondes», en harmonie avec l’orientation de cet organe de presse, dont le nom interpelle la justice.

          En acceptant le défi de devenir un collaborateur du quotidien belgradois, Paul Valéry s’est emparé du sujet qui plane bien au-delà des sensations éphémères. Il prendra la plume pour décrire la dégradation et la résurrection de la gloire littéraire à travers l’histoire, de l’antiquité à ses contemporains. N’a-t-il pas déjà été ainsi le précurseur de cette esthétique de la réception, qui captera l’attention des futurs théoriciens dans les décennies à venir ? Le fait de détourner l’attention du «producteur» et du «produit» en l’orientant vers le «consommateur» de l’art fera sa réputation. Pourtant, on ignore encore dans quelle mesure cette orientation de Valéry a-t-elle pu jouer et a joué un rôle déterminant au sein de plus vastes cercles de critiques et d’études philologiques.

          Chronologiquement, la date de publication de l’essai de Paul Valéry est encadrée par une suite d’évènements funestes en Europe. Mussolini étouffe la résistance de l’Abyssinie et entreprend son annexion à l’Italie. Le guide insensé du Reich ne fait aucun mystère de sa course effrénée à l’armement. Des procès à caractère politique ont lieu à Moscou. L’Espagne offre le spectacle d’une guerre civile. La Société des Nations manque de moyens pour empêcher le démantèlement de la paix. «Il est évident que la dictature soit à présent contagieuse, comme le fut jadis la liberté», notera l’auteur des Regards sur le monde actuel en 1938.

          L’élément le plus intéressant dans cette affaire ne va être révélé qu’ultérieurement.

Le destin de l’essai «La Résurrection du livre»



          Une dizaine d’années après la disparition du poète, ses Œuvres sont publiées dans la collection de la bibliothèque de «La Pléiade» de l’éditeur parisien Gallimard, dans une édition critique à 3500 pages. Le livre (en deux tomes) a été rédigé par un vrai expert, le professeur Jean Hytier. Ce dernier a complété toutes les éditions antérieures par de nombreuses publications posthumes, en y introduisant des variantes d’œuvres provenant de publications et de manuscrits différents, afin d’alimenter finalement le tout par des commentaires puisés dans la correspondance de l’auteur et les documents accessibles. Pourtant, aucune trace de l’essai «La Résurrection du livre» n’apparaît dans le recueil des textes, ni dans l’appareil critique. Aucune référence ne sera faite au très studieux essai de Paul Valéry paru dans La Pravda, que ce soit dans la bibliographie en annexe du deuxième tome de l’édition de «La Pléiade», ou dans l’étude de Jean Hytier La Poétique de Paul Valéry (1970), dont la nature du sujet traité l’aurait rendu incontournable.

          Il n’est pas moins digne d’intérêt de noter l’omission faite par la fille de l’auteur – par ailleurs parfaitement initiée et éminemment consciencieuse – Agathe Rouart - Valéry, dans l’introduction biographique de l’édition de «La Pléiade». Elle est attentive aux déplacements de son père, à ses agissements, à ses pensées et ses réflexions, les livrant année par année, mois par mois, ainsi elle remonte à leurs ancêtres au XVIIème et XVIIIème siècle, pour aboutir à la mort de son père, puis à ses funérailles.

          Au cours de l’année 1936, qui devrait se révéler particulièrement intéressante en égard du sort de l’essai de La Pravda, même des activités d’une importance mineure ont été notées (l’endroit où il a dîné, la personne avec laquelle il s’est entretenu, voire même la nature des propos qu’il aurait adressés à ses interlocuteurs). Au mois d’octobre de la même année, on a noté, entre autres, l’assassinat du Ministre français des Affaires étrangères, Louis Barthou et du roi Alexandre de Yougoslavie, avec le rappel de Paul Valéry de la réplique de Barthou, cinq jours auparavant, par rapport à un avenir imminent: à la question «Tout bien considéré, vous le voyez sombre?» il a répondu: «Je le vois rouge». La publication de l’essai rédigé pour La Pravda n’a été mentionnée nulle part.

          Il reste encore une possibilité, bien que toute théorique, que l’essai de Paul Valéry ait été retrouvé quelque part, puis qu’il ait «ressuscité», depuis la publication des éditions de «La Pléiade» à ce jour. Une enquête s’en est suivie auprès des experts avérés de l’œuvre de l’écrivain. Madame Aleksandra Pavlović, bibliothécaire au service du Prêt inter-bibliothèque à la Bibliothèque universitaire de Belgrade, s’est livrée corps et âme à la recherche des bases de données bibliographiques. Elle a entrepris une démarche officielle auprès de la Bibliothèque nationale de Paris et du Musée Paul Valéry, afin de retrouver une information quelconque. La quête d’un indice, quel qu’il soit, sur l’essai «La Résurrection du livre», s’est partout soldée par des échecs. Cet essai a disparu sans laisser de trace.

L’authenticité

          Le fait d’égarer l’essai littéraire passionnant d’un écrivain mondialement connu doit-il susciter la défiance quant à l’authenticité du texte-même? Que le manuscrit original n’ait pas été conservé est un fait avéré. Des paroles de l’auteur, il ne reste que la pensée que la traduction parvient à transmettre. Quelques rares gallicismes laissent entendre que l’essai a été traduit du français. Il n’est cependant pas sans importance d’évaluer également les licences que le traducteur s’est octroyées.

          Il n’est pas à exclure que le traducteur se soit échappé fortuitement ou même délibérément du texte original, lorsqu’il a fait imprimer le sous-titre «Qu’est-ce que la grande littérature?» en omettant les guillemets. Dans le texte, il sera question d’une «grande» œuvre, d’un «grand» écrivain, d’une «grande» œuvre littéraire. L’emploi des guillemets est systématique dans le sens de: soi-disant.

          Des mots, inscrits au tout début du texte, peuvent surprendre et troubler le lecteur. Dont les tout premiers mots: «La gloire est un cliché». Arrivé tout droit de la typographie avant l’ère électronique, le mot français cliché désigne une photo gravée sur une planche métallique, qui se prête à la reproduction. Au sens figuré, il désigne la nature d’un caractère stéréotypé, même s’il s’agirait de la gloire. Lorsque Bergson lui a dit, à l’occasion d’une rencontre, que «Les philosophes regorgeaient de clichés», Paul Valéry ne dissimula pas son approbation. Quant à la définition initiale de la gloire, elle traduit probablement la réaction du poète par rapport au défi lancé par sa situation personnelle. Suite à son élection à l’Académie française, suivie par d’autres honneurs, le poète ne s’est-il pas retrouvé, selon les dires de son traducteur dévoué, Kolja Mićević, «au faîte de sa gloire»?

          D’après l’auteur de l’essai «La Résurrection du livre», la gloire littéraire, malgré toute l’inconstance qui lui est propre, dispose de solides références auprès des auteurs de certaines œuvres classiques. Virgile et Homère, Shakespeare et Racine, Pascal et Montaigne sont proposés en guise d’exemples. Répertorier en toute liberté Homère après Virgile et Montaigne après Pascal, offre une certaine identité au goût littéraire de l’auteur. Avant sa traduction des Géorgiques (en 1942), ce poème didactique de Virgile, qui traite de l’agriculture, personne n’aurait sans doute deviné, pourquoi, malgré tout l’historicisme de XIXème siècle, on inscrit le nom du poète romain avant celui d’Homère.

          Les confirmations d’authenticité du message de Paul Valéry proviennent aussi d’autres sources.

          Le journaliste de La Pravda, Milan Djoković, évoque dans ses mémoires, intitulées Le bon vieux Belgrade, la coutume de rassembler dans les pages du quotidien autour de Noël et de Pâques, des personnalités réputées de la vie culturelle et scientifique et énumère les hommes de lettres originaires de toutes les régions de la Yougoslavie, répartis selon leur orientation esthétique. Il faut dire que parmi les éditoriaux des collaborateurs de la Pravda, ceux dont la portée n’a pas cessé de rayonner ces dernières décennies, s’avèrent être nombreux.

          Si tant est qu’il existe une personne capable d’égrener des variations savantes sur le thème de la gloire littéraire et de le faire comme cela a été fait dans l’article de La Pravda, il serait impossible d’éluder la question, à savoir: quel rédacteur en chef prendrait le risque de compromettre la réputation de longue date de son journal, dans le seul but d’imputer à un auteur vivant l’essai d’un tiers? Et même si cette personne venait, miraculeusement, à être privée de toute conscience morale, il lui serait aisé d’apprécier dans quelle mesure le nombre de lecteurs attirés par le nom du poète français serait inférieur, par exemple, au nombre de lectrices affriolées par la mode parisienne ou, comme l’essayiste l’a formulé d’une manière imagée: quelle longueur de jupes sera de mise au printemps chez les couturiers de la Rue de la Paix?

          Dans l’essai de La Pravda, l’on peut percevoir certains leitmotivs de la prose essayistique de Paul Valéry. Cette prose essayistique ne contient pourtant aucun écrit présentant des liens de parenté avec «La Résurrection du livre». Paul Valéry ne fait pas partie de ces écrivains qui tendent à réitérer leurs propos et qui n’ont pas le don de surprendre leurs fidèles lecteurs, voire celui de se surprendre eux-mêmes.
         
Une conclusion s’impose, à savoir que l’auteur aurait rédigé son essai «La Résurrection du livre», de la manière dont on fait des annotations dans un journal ou un livre de souvenirs. On les écrit en les destinant à un usage, plus ou moins intime, pour remplir la page blanche offerte. Juste là et – nulle part ailleurs. L’inscription tient souvent lieu ici d’improvisation hâtive, cependant, elle peut aussi épouser la forme d’un testament.